Bois flottés. Camargue, hiver, 10h : A gauche le canal, à droite les marais ; cahotés par la digue à peine praticable, nous sommes stoppés à 1 kilomètre de la mer. L’eau, poussée par le mistral, a creusé un chenal qu’il est impossible de traverser en voiture. Chargés de sac à dos, nous nous déchaussons et marchons sur le bord du marais pour traverser l’obstacle liquide. Ici, c’est « Terra Incognita ». Une indicible angoisse se mêle à notre enthousiasme – sensation d’être des enfants face à l’inconnu. Ce lieu, sous ses aspects merveilleux est rude pour le « vivant ». Lors des « coups de mer hivernaux », les vagues enjambent allègrement les digues pour déferler sur les terres salées, poussant et traînant avec elles, en elles, d’énormes bois flottés que l’on trouve parfois à des centaines de mêtres du rivage, esseulés. Le sac et le ressac rythment notre marche, de longues plages de sable fin s’intercalent entre des sites protégés par les épis de pierres où la végétation vient prendre racine dans la mer. Notre but : atteindre l’embouchure du petit Rhône quelques 5 km plus loin puis, revenir sur nos pas et convertir la balade en quête. Un abri, une grande cabane construite de troncs de bois flottés empilés nous héberge quelques minutes pendant que les oiseaux de mer – seuls êtres rencontrés – survolent nos têtes balayées par le vent. Les bois flottés sont légions – l’embouchure est proche – un véritable cimetière de « petits et grands voyageurs échoués ». Les brindilles amoncelées tiennent compagnie à des troncs de plus de 20 mêtres de long ; ces squelettes d’arbres – témoins de la puissance et de la violence des éléments naturels – parfois couchés sur les digues, parfois dressés face à la mer, semblent guetter quelque chose au loin que humains nous ne verrons jamais. Terminus. Amarré de l’autre côté du fleuve, le Tiky se dessine, avec en arrière-plan, les Saintes Maries de la mer. Nous reprenons notre marche en sens inverse et, chemin faisant, glanons – les sacs se font lourds et le sable bien plus mol qu’à l’aller – cependant, nous marchons inlassablement, les yeux rivés au sol, zigzaguant entre les amas de bois, nous baissant des dizaines de fois, émerveillés de chaque découverte, presque oubliant le vent qui redouble de violence, le déclin du soleil. Dernière halte. Le sommet de la digue nous accueille. Dernier regard au bleu de la mer dont la courbe envahit l’horizon, à ces milliards de mêtres cubes assoupis, à cette informe « chose » d’une infinie puissance que nul ne peut entraver. Quelques minutes de pure contemplation passent… Si la mer est le berceau de l’humanité et les vagues le mouvement de va et vient du balancier, qui berce la mer ? » …le froid nous gagne, il faut rentrer. Deux longues ombres nous précèdent sur les derniers mêtres de marche, et le soleil, boule orange, semble attirer à lui le marais qui se soulève. Nous déposons notre précieuse cargaison dans le coffre de notre véhicule avant de nous engouffrer dans l’habitacle, échevelés de sable et frissonnant. C’est comme saouls que nous prenons le chemin du retour, éclairés par les phares, pour retourner sur Arles.
